Hier soir, je lisais le témoignage d’une maman qui racontait les disputes avec les femmes plus âgées de sa famille, convaincues qu’il fallait laisser pleurer les bébés pour renforcer leurs poumons. On sait aujourd’hui que c’est faux et, qu’au contraire, laisser pleurer, seul et longtemps, un bébé déclenche en lui un stress qui, s’il est fréquent, aura des conséquences négatives sur son développement physique et psychologique. Mais quelle est l’origine de cette théorie ?
En 1933, Dr Johanna Haarer, pneumologue à Munich, met au monde des jumeaux et cesse d’exercer pour s’occuper d’eux. En parallèle, elle publie dans différents journaux des articles consacrés à l’hygiène et aux soins des nouveaux-nés et des nourrissons. Ses conseils avisés lui valent un grand succès. 1933 est aussi l’année de la Machtergreifung, de la prise du pouvoir par Hitler, et Johanna Haarer est convaincue par les thèses nationales-socialistes et la mise au pas (Gleichschaltung) de la société allemande. Elle prend position aussi pour la transposition de cette mise au pas dans l’éducation des enfants. La propagande du NSDAP relaie ses articles et lui permet ainsi de toucher un public de plus en plus large.
En 1934, Johanna Haarer publie son premier ouvrage intitulé La mère allemande et son premier enfant (Die Deutsche Mutter und ihr erstes Kind). Elle est certes médecin, pneumologue, mais n’a aucune formation en pédiatrie. Son livre connaît pourtant un énorme succès puisqu’entre 1934 et 1945, presque 700 000 exemplaires seront vendus. Elle explique d’abord que les contacts entre la mère et le nouveau-né doivent être limités et respecter des tranches horaires précises : 10 minutes pour un bébé nourri au biberon et 20 minutes pour un bébé allaité. Si le bébé « paresse », il faut arrêter au bout des 10 ou 20 minutes règlementaires, que le bébé ait encore faim ou pas. Le bébé ne doit pas être nourri la nuit et doit être laissé seul dans sa chambre, même s’il pleure. Elle y explique ensuite qu’après avoir été nourris, lavés et changés, les bébés doivent être laissés au calme, seuls dans une pièce. Elle avertit les jeunes mères que trop d’empressement et de tendresse affaiblirait irrémédiablement le caractère de leur enfant. Elle recommande enfin de parler au bébé de façon adulte et de le laisser pleurer pour l’endurcir et lui renforcer les poumons. Comme elle est pneumologue, l’argument fait mouche, sans qu’elle n’étaie ses propos par aucune justification scientifique.
Pendant le Troisième Reich, l’ouvrage est intégré dans le cursus des sages-femmes et est fréquemment offert aux jeunes mères allemandes à la naissance de leur premier enfant. En effet, ces théories correspondent tout à fait à la vision nationale-socialiste de la société et de la famille. Ce genre d’éducation, sans aucune empathie ni émotion, sans lien affectif ni tendresse, permet de créer de bons soldats, obéissants à leur Führer, prêts à donner leur vie pour lui ou, pour les femmes, de remplir leur mission en donnant naissance à de nombreux enfants pour perpétuer le Troisième Reich.
En 1936, Johanna Haarer publie Nos petits enfants (Unsere kleinen Kinder) puis en 1939 un livre pour enfants intitulé Mère, raconte-moi Adolf Hitler! (Mutter, erzähl’ von Adolf Hitler!) dans lequel elle développe notamment les thèses racistes et antisémites nazies sous forme de conte. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle est emprisonnée pendant un an et n’est pas autorisée à reprendre l’exercice de la médecine mais elle travaillera dans différents services administratifs de la santé à Munich. Jusqu’à sa mort (en 1988), Johanna Haarer a gardé ses convictions nazies. Certaines de ses cinq filles ont ensuite raconté leur enfance traumatisante, sans amour, sans dialogue et l’impossibilité, même adulte, d’avoir une conversation avec leur mère.
Malgré son rôle dans la propagande nazie et son emprisonnement, son premier ouvrage, La mère allemande et son premier enfant, après avoir été débarrassé des paragraphes trop explicitement nazis, est resté jusque dans les années 1980 un ouvrage de référence en pédiatrie. Il a continué à être recommandé aux jeunes mères, aux futurs sages-femmes et pédiatres. Des décennies après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des générations d’Allemands ont grandi dans cette précarité émotionnelle, des générations de jeunes mères ont appris à lutter contre elles-mêmes et à ne pas aller consoler leur bébé, pensant agir pour son bien. Les thèses nazies de Johanna Haarer ont même traversé les frontières, que ça soit en direction de la RDA et de l’URSS ou vers la France et d’autres pays occidentaux.
Presque 90 ans après la publication de cet ouvrage de propagande nazie, je trouve cela vraiment effrayant de voir que cette théorie est toujours répandue et que son origine est en général totalement ignorée. N’hésitez pas à partager mon article aux jeunes parents que vous connaissez, cela sera un argument de plus quand quelqu’un viendra leur conseiller de laisser pleurer leur bébé.
Photographie de couverture : prise quelque part entre Berlin et Dresde… mais je ne sais plus où !
Pour ceux qui veulent aller plus loin sur le thème : un article publié dans Die Zeit
Très instructif, je ne savais pas l’origine de la théorie mais je sais qu’elle était encore en vogue en France il y a quelques années… Quand j’avais quelques mois j’ai été hospitalisée et l’infirmière avait interdit à ma mère de me nourrir ou de s’occuper de moi la nuit… En lui expliquant « vous vous levez pour manger la nuit ? Et ben elle non plus ». J’espère que ce genre de méthode ne se retrouve plus au moins dans le corps médical !
C’est ce que je trouve le plus inquiétant, qu’elle ait été appliquée jusque dans les années 80 voire au-delà. J’espère que cette infirmière a pris sa retraite depuis longtemps.
Terrifiant… Il n’y a plus guère que les personnes nées après guerre pour recommander cela à ma connaissance, mais ça fait mal au cœur !
Oui, cela reste plutôt une recommandation de personnes âgées désormais mais je pense à tous ces petits bébés laissés seuls avec leurs pleurs.
J’ai toujours trouvé ce conseil barbare. Tout s’explique maintenant!
En effet…
C’est effectivement terrifiant… Mais très intéressant à lire, merci pour cet éclairage!
Je t’en prie, c’est important de comprendre tout ce qu’il y a derrière cette théorie.
Très intéressant bien que glaçant, je ne connaissait pas du tout l’origine de cette injonction !
Merci beaucoup pour cet article historique très intéressant et effrayant à la fois. Quelle angoisse pour ces bébés et ces jeunes mères… heureusement que pour beaucoup la vision de la maternité a changé !!
Heureusement en effet… mais il lui aura fallu plus d’un demi-siècle !
Oui, on pense souvent que c’est un conseil donné par les anciennes générations parce qu’on faisait comme ça à l’époque.
C’est dingue ce genre de raisonnement, mon dieu les pauvres bébés qui ont été éduqués comme ça et aux mamans aussi qui ont du se sentir obligées d’agir ainsi !
Les mamans étaient endoctrinées, tout le monde leur disait que c’était la seule bonne solution pour leur bébé. 😢😢
Merci Catherine. Je connaissais le livre et la méthode mais pas l’histoire derrière. C’est tellement éloigné de notre vision de l’éducation.
Je citerai avec plaisir ton article pour clouer le bec aux fans de cette méthode. Encore aujourd’hui, des personnes sur des forums liés à la maternité font l’éloge de ladite méthode.
Merci.
Je suis choquée aussi de voir passer sur Facebook ou ailleurs de jeunes femmes répétant cela et pensant que c’est vrai. Merci pour ton commentaire !
Cette théorie me glace le sang!
Je ne connaissais pas son origine
Maintenant c’est chose faite
Je me souviens non pas de la part de mon entourage familial mais du pédiatre me conseiller pour mon garçon qui pleurait (digestion)
qu’il s’ennuyait et qu’il fallait le laisser pleurer
Donc, cela remonte à 20 ans pas à la seconde guerre mondiale…
Je ne l’ai pas écouté et essayé par moi même de trouver des solutions à son problème de remontées acides
Mais c’est ça le pire, c’est que ces conseils aient été encore donnés il y a vingt ans ! Que le bébé soit vu comme un être capricieux voire nuisible qu’il faut dresser !
Merci pour cet article, super interessant! Il y a une Psychologue tres connue: Alice Miller qui a beaucoup analyse les ravages de ce qu’elle appelait cette « pedagogie noire ». J’ai devore tous ses livres.
De nos jours, on ne laisse plus pleurer un bebe seul, on lui laisse une Tablette, un Telephone pour avoir la paix. C’est aussi une forme de negligeance.
Je ne connaissais pas Alice MIller, je viens de lire un article sur elle et c’est très intéressant. Tu as raison, donner une tablette à son enfant pour avoir le calme, si le geste est répété et régulier, est aussi une forme de négligence.
Cette histoire est fascinante mais surtout horrible !! C’est fou le pouvoir que peuvent avoir certains livres et l’influence de certaines personnes. Merci pour ce cours d’histoire qui influence encore la maternité
Que ce livre ait pu déterminer pendant cinquante ans la façon recommandée des’occuper d’un bébé, est terrifiant. Ce qui est grave, c’est que l’on entend encore ces conseils par des gens qui sont persuadés que c’est vrai.
Merci de partager cette histoire, que je ne connaissais pas non plus. J ai souvent entendu aussi , quand mes enfants étaient bébés, tu ne devrais pas le porter tout le temps ! Il va s habituer ! Il sera capricieux !… Je répondais oui oui mais n en faisais qu à ma tête ! Ou à mon coeur 🙂
Voilà ! Mais nous sommes souvent fragilisées pour notre premier bébé et on écoute les conseils qui nous sont donnés par peur de rater quelque chose.
J’avais découvert cette femme et son rôle il y a quelques années. Mais te relire me procure le même effroi.
Qu’en est-il en études de médecine ? Ses recommandations sont abordées ? En cours d’histoire de la médecine ou comment ?
J’ai trouvé cet article super intéressant, j’ignorais d’où venait ce mythe ! Merci beaucoup, je m’en vais le partager…
Merci beaucoup ! L’origine de cette « recommandation » a été oubliée après-guerre, tout l’aspect idéologique aussi. Merci pour le partage !