Cet article est le troisième sur notre quotidien de parents d’une petite fille (3 ans et demi) porteuse d’une maladie génétique rare, d’une grande fille (5 ans et demi) et d’un grand garçon (8 ans et demi).

Le premier article : Les nuits sans sommeil

Le deuxième article : Le diagnostic

Le quatrième article : En pleine pandémie mondiale

Le cinquième article : les autres enfants

(3) La fratrie

– Maman, ça veut dire quoi handicapé ?, me demande Gabriel.

– C’est quand quelqu’un a des difficultés ou n’arrive pas à faire quelque chose qui nous semble simple, comme marcher, voir, entendre, etc.

– Comme Judith, en fait ! Comme elle ne parle pas, elle est handicapée. Et quand elle sera adulte, elle sera aussi handicapée ?

– Je ne sais pas, j’espère qu’elle le sera le moins possible. J’espère qu’elle pourra parler.

– De toute façon, ce n’est pas grave, maman. Si elle ne parle pas, elle est tellement mignonne et rigolote que les gens voudront toujours l’aider.

Je m’attendais à avoir cette question un jour, mais pas forcément maintenant, pas forcément en traversant la route pour rentrer à la maison après une journée de crèche et d’école. J’ai du mal à utiliser l’adjectif « handicapé » pour parler de Judith, c’est encore douloureux. Mais Gabriel et Esther sont encore petits pour percevoir toutes les nuances des mots.

Leurs questions sur l’avenir sont fréquentes : sur leur avenir personnel, sur notre avenir en tant que famille, sur leur avenir en tant que fratrie. Quand ils me demandent quel sera le futur de Judith, ce qu’elle fera comme études, comme métier, où elle habitera, etc., je leur dis la vérité ou plus exactement ce que le peu d’informations dont nous disposons nous laisse entrevoir comme possible vérité.

Gabriel m’a ainsi demandé où vivrait Judith quand elle sera adulte. Avec nous ? Dans un appart avec un soutien ? Toute seule ?

– Avec vous ? Mais si elle est adulte, elle trouvera ça un peu nul de continuer de vivre avec son papa et sa maman comme si elle était une enfant. Tu sais maman, quand nous serons adultes tous les trois. Je prendrai une grande maison avec Esther, il y aura aussi mon amoureuse et l’amoureux d’Esther et on habitera tous ensemble avec Judith et l’amoureux de Judith. On sera cinq adultes pour faire attention et aider Judith et papa et toi, vous pourrez vous reposer un peu.

Mon grand garçon de huit ans se projette déjà dans sa vie d’adulte et il s’y projette avec Esther, en prenant forcément soin de Judith. Il s’interroge beaucoup sur le futur de Judith et réfléchit à des métiers qui pourraient lui plaire, comme « répareuse » de motos car elle adore les grosses motos et qu’on n’a pas besoin de parler pour réparer une pièce cassée.

Esther, elle, s’est trouvée une vocation professionnelle. Elle avait deux ans à la naissance de sa petite sœur et a vécu intensément les hospitalisations, les rendez-vous médicaux et ceux des thérapies. Elle a parfois dû ou voulu venir aussi, surtout aux séances chez la kiné. Depuis trois ans et demi, elle veut devenir médecin.

– Tu sais, maman, quand je serai adulte, je serai médecin mais je ne veux plus être le médecin dans l’hélicoptère. Je veux être le médecin qui cherche les maladies comme celle de Judith, qui explique aux parents ce qui se passe et qui cherche un médicament pour que l’enfant aille bien.

Elle a cinq ans et demi et veut devenir généticienne pour soigner sa petite sœur et les autres enfants malades. Elle pose beaucoup de questions sur le corps humain, le fonctionnement de la maladie. Elle est attentive aux progrès de Judith, à ce qu’elle doit encore travailler et l’entraîne.

Les médecins nous ont toujours dit que la grande chance de Judith était d’avoir un grand frère et une grande sœur qui la stimulaient en permanence, l’éveillaient, lui servaient de modèles. Judith les regarde des étoiles dans les yeux, les embrasse, les câline et essaie de faire tout ce qu’ils font… et se dispute avec eux quand ils veulent me faire des câlins un peu trop longs à son goût.

La maladie de leur petite sœur les a fait mûrir, grandir plus vite dans certains domaines. Les deux premières années ont été difficiles à vivre pour eux car nous avions beaucoup de rendez-vous pour Judith et car nous étions angoissés, en plus d’être peu disponibles. Gabriel l’a vécu, pendant quelques mois, dans l’opposition et Esther a compensé, en s’occupant beaucoup de sa petite sœur et en étant toujours d’un calme olympien.

Être le frère ou la sœur d’un enfant différent n’est pas simple. C’est être confronté à des questions que l’on ne se pose habituellement pas à leur âge. C’est être parfois dans l’ombre, c’est devoir être patient, c’est devoir s’occuper seul (y compris quand Esther avait deux ans) parce que les parents sont pris par un quotidien plus difficile.

Depuis un an environ, depuis que Judith marche, notre quotidien s’est simplifié. Nous n’avons plus de soins particuliers à faire ou de précautions à prendre, l’on doit juste répondre aux besoins plus forts de Judith d’être rassurée dans certaines situations, face à des changements. J’ai cependant un statut d’aidante familiale, reconnu et indemnisé en Allemagne. Je pense beaucoup aux familles devant prendre soin d’un enfant nécessitant des soins beaucoup plus lourds, parfois douloureux et incompris par l’enfant mais indispensables à sa survie.

Photographie : une petite grenouille, sur la Nicolaiplatz, à Wernigerode